14 juin 2017

François Tusquès/ Ivo Perelman Matthew Shipp/Neil Metcalfe Adrian Northover Dan Thompson John Edwards Marcello Magliocchi/ João Pedro Viegas Guy-Frank Pellerin Silvia Corda Adriano Orrù/


The Art of Perelman Shipp Volume 6 : Saturn. Ivo Perelman Matthew Shipp Leo Records LR CD 786

Commencée avec une relative délicatesse entre le jeu franc mais étiré du saxophoniste et les exquises mignardises au clavier du pianiste, cette énième rencontre – dialogue du Brésilien et du New-Yorkais augure avec bonheur les moments magiques qui traversent ce duo total. Ivo Perelman et Matthew Shipp incarnent à eux deux toute la plénitude de l’acte de jouer ensemble l’un pour l’autre. Leurs musiques individuelles se fondent totalement l’une dans l’autre dans un dialogue exceptionnellement riche, fécond et inventif. Ils nous ont déjà laissé de nombreux témoignages, en duo (Complementary Colours, et les deux double albums Corpo et  Callas) en trio ou quartet avec les percussionnistes Gerard Cleaver et Whit Dickey et les bassistes Michael Bisio, Joe Morris et William Parker, etc… et on rechercherait en vain la redondance. Ils jouent comme au premier ou au dernier jour, renouvelant entièrement leurs jeux, leurs créations mélodiques, l’empathie infinie de leurs poèmes sonores. C’est la quintessence du jazz sous son jour tranchant, vécu, idéaliste, sans concession qui répond sans faiblir aux exigences formelles et éthiques de l’improvisation libre « collective » des Derek Bailey, Evan Parker, John Stevens et Fred Van Hove de l’époque ascendante. Foin de hiérarchie, de soliste, d’accompagnateur, de leader etc… Et la poésie… Dans le souffle d’Ivo, on sent vibrer le lyrisme des grands anciens (Ben Webster, Don Byas), le chant puissant des harmoniques qu’il étire et fait chanter comme lui seul sait le faire. Entre les notes du système tonal, Ivo Perelman nous fait découvrir un univers « microtonal » fascinant : l’écart entre chacune d’elles est étiré, transformé dans des variations intimement personnelles, uniques, immédiatement reconnaissables. Il fait courber les harmoniques dans des volutes raffinées, le timbre suraigu chante littéralement, comme une voix magique, imitant à ravir la corde aiguë du violon. Le pianiste invente un jeu qui s’écarte des voies du piano jazz conventionnel tout en sollicitant le vécu universel de l’instrument en faisant confluer de larges mouvements consonants avec des phases exploratoires, atonales : lyrisme un brin austère et ascèse lucide. Instant composition, terme on ne peut mieux choisi pour décrire cette construction musicale vivante et assumée. Ils inventent spontanément (ou recyclent) de multiples procédés qui leur permettent de maintenir l’intérêt et l’attention de l’auditeur au fil des morceaux, des albums et d’un recueil à l’autre.  Les autres volumes de The Art of Perelman Shipp consacrés aux satellites  de la planète Saturne (!) sont tout aussi requérants et essentiels au point que, méritant chacun une chronique en bonne et due forme, les opus du duo deviennent un véritable problème créatif d’écriture pour qui comme moi, se sent tenu à en relater leurs existences et leurs essences par le menu.  Et voilà que s’annoncent les doubles cédés de leur toute récente tournée européenne dont un concert monumental à Bruxelles (L’Archiduc) auquel j’ai assisté.
Pour plus de détails quant à leur musique, veuillez-vous référer à mes précédentes chroniques du duo. Il est assez difficile de se réécrire aussi bien que ces deux - là savent se rejouer sans redite......


Five The Runcible Quintet Neil Metcalfe Adrian Northover Dan Thompson John Edwards Marcello Magliocchi FMR


Free – music volatile par un quintet vif argent : haut perchés et étirant le souffle entre les notes, la flûte baroque de Neil Metcalfe et le sax soprano d’Adrian Northover, bruissante et arachnéenne, la guitare acoustique de Daniel Thompson, frottée de manière incisive et avec plénitude, la contrebasse de John Edwards, agitée et frappée sous tous les angles, la percussion libérée de Marcello Magliocchi. Personnalité incontournable de la percussion en Italie, avec derrière lui une belle carrière de batteur de jazz, Marcello Magliocchi s’épanouit en Grande Bretagne en compagnie du saxophoniste chercheur Adrian Northover, un pilier notoire du London Improvisors Orchestra qui vit de sa musique dans plusieurs démarches musicales qui vont du jazz (projets basés sur la musique de Mingus et celle de Monk), au « cross-ethnic » en passant par les inclassables Remote Viewers. Un autre acolyte, le guitariste Daniel Thompson qui fait équipe avec le clarinettiste Tom Jackson et l’altiste Benedict Taylor au sein de CRAM. Il joue et enregistre fréquemment avec le flûtiste Neil Metcalfe. Northover ayant tourné durant des années dans toute l’Europe avec John Edwards au sein de B-Shops For The Poor avant que le contrebassiste ne soit révélé aux côtés d’Evan Parker et de Veryan Weston, quoi de plus naturel d’appeler son camarade pour ajouter des fondations boisées pour équilibrer le groupe en un quintet. Deux cordes, deux vents et une percussion. Les instrumentistes tissent des relations individuelles séparément et collectivement avec chacun d’eux, créent de courts mouvements tour à tour contrastés, complémentaires, enchaînés, lyriques, hyper-actifs, délicats, pastoraux, coordonnent leurs élans et leurs silences. Ils jouent à cinq, à quatre, à trois, à deux, s’invitant mutuellement à partager l’espace et le temps. Chacun d’eux à sa spécificité : on pense aux notes étirées du flûtiste qui trouve un écho chez le saxophoniste. Ou au percussionniste qui use une variété confondante de frappes, grattages, chocs, frottements, secouages, vibrations métalliques à l’archet. Les grondements moirés de la contrebasse se distinguent dans les taillis et s’élèvent entre les souffles. Même si la vitesse est une caractéristique de cette musique, ils jouent tout autant au ralenti en travaillant le son, la note, la phrase et les échanges les plus divers avec sérénité. Un rien suffit à faire sens. Un très bel exemple de collaboration spontanée intégrant magnifiquement cinq personnalités de l’improvisation dans un flux ludique, poétique qu’il faut écouter tout au long avec la plus grande attention pour pouvoir saisir pleinement le fond de leurs pensées.


For Massas João Pedro Viegas Guy-Frank Pellerin Silvia Corda Adriano Orrù Pan y Rosas discos PYR 213.
Dédié à un des auditeurs parmi les plus enthousiastes et les plus fidèles de la scène improvisée – jazz d’avant garde Lisboète récemment disparu et surnommé « Massas », ces quatre pièces enregistrées à la librairie Ler Devagar en 2015 documentent une rencontre entre les souffles du clarinettiste portugais João Pedro Viegas et du saxophoniste français Guy-Frank Pellerin et le tandem piano-contrebasse des sardes Silvia Corda et Adriano Orrù. La musique, librement improvisée, se situe dans ce no man’s land vers lequel ont dérivé le free d’après la New Thing et la musique contemporaine oublieuse de ses origines. Viegas sollicite les harmoniques de la clarinette basse et Pellerin des phrasés tordus au saxophone ténor. Les souffleurs font râler la colonne d’air, étirent les notes, éclatent les harmoniques, passent du grasseyant à l’acide. Les doigts de la pianiste égrènent des enchaînements de notes savamment assonantes avec des touchers aux dynamiques changeantes soutenus par les vibrations de la contrebasse ou font vibrer les cordages. Les musiciens cherchent à saisir l’instant, à le laisser vivre, à le questionner, évitent les certitudes en laissant flotter l’aléatoire. Le silence et le son affleurent intimement mêlés, la musique se crée par l’écoute, la recherche sonore,  la vocalité des souffles, la complémentarité dissemblable. Le contrebassiste explore un moment le timbre boisé en solitaire, rejoint ensuite par les morsures qui font grésiller la colonne d’air de la clarinette basse. La prise de son relative laisse filtrer l’engagement de chacun à travers les occurrences du jeu collectif et l’absence de virtuosisme. Une dérive poétique et un bon exemple de musique honnête. 

Avant - Derniers Blues François Tusquès improvising beings 60 
Il faut vraiment ne rien craindre pour intituler un double-album de piano solo, Avant-Derniers Blues et des titres aussi tapés que Brûle, Brûle, Brûle, Mélomodie, En pièces détachées, A la prochaine, Bœuf en Retard sans oublier l’évocation de Jimmy Yancey et le 13ème doigt de Bud Powell. Sur la pochette, la couverture colorée du Monde du Douanier Rousseau. Tout un programme. Et pourtant, à les écouter un par un ses vingt-cinq solos pétris de blues, on se convainc petit à petit que François Tusquès qui fut le chantre du free-jazz il y a une cinquantaine d’années, puisse être aussi empreint d’une tradition pianistique issue du blues au point de l’incarner. Une empreinte profonde, vivante, sereine, heureuse et désabusée, éternelle… Le Blues, il va le chercher en faisant résonner les notes les unes avec ou contre les autres d’une manière indubitable : la quintessence… celle qui se loge aux creux des mélodies et des accents, dans la jointure des mesures, dans la résonance... Sans afféterie, ni tambour ni trompette. Dans chacune des compositions qui peuplent ce magnifique double album, on retrouve cette sérénité, ce jeu à la fois plein et réservé, disséquant les intervalles magiques du blues en toute simplicité. Point de fanfare, d’allégresse et de pathos, de pianisme maniériste. Brûle Brûle du compact 2 évoque Monk durant 16 minutes d’anthologie pour clôturer l’album en beauté avant un Espace Luigi Nono et le der de der, le clin d’œil facétieux d’À la prochaine.  Un autre morceau, fait songer à Paul Bley, entrevu comme dans un rêve. Ailleurs, une réminescence du bop premier, une rumination obsessionnelle réitérative du poncif du blues qu’il sublime en le réincarnant comme par miracle. Merveilleux. Sans se prendre au sérieux, ni jouer à l’important, François Tusquès nous salue avec un très bel hommage au blues – tel qu’il le vit – qui se cache quelque part entre les touches blanches et noires de son piano. Une musique intime où miroitent les fondements du blues, cette plainte quasi irréelle qui survient entre chaque note jouée. 

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